Vieillissement de la population, pénurie de talents, hausse de l’absentéisme, montée en puissance de l’IA… Le marché du travail connaît des mutations profondes. Comment s’y adapter ? Pour bien comprendre les enjeux et les opportunités de ces changements, nous avons réuni plusieurs experts en ressources humaines autour de Pierre-Yves Jeholet, le ministre wallon en charge de l’Économie, de l’Emploi, de la Formation et de l’Industrie.
À quels défis majeurs le marché du travail est-il aujourd’hui confronté ?

ministre wallon de l’Économie, de l’Emploi, de la Formation et de l’Industrie
Pierre-Yves Jeholet : « La compétitivité de nos entreprises est impérative pour continuer à créer de l’activité, de la croissance et de l’emploi, tout en portant de l’attention à la transition énergétique, climatique et numérique. Or, sur le marché du travail, le nombre de personnes inactives est très élevé. En Wallonie, on dénombre 240.000 chercheurs d’emploi, alors que dans le même temps de nombreuses entreprises peinent à trouver des travailleurs qualifiés. Le défi pour le gouvernement est dès lors d’intégrer davantage de personnes sur le marché du travail, d’autant plus que nous faisons face à d’autres enjeux, comme le vieillissement de la population qui accroît la proportion d’inactifs par rapport aux actifs. En Wallonie, parmi les chercheurs d’emploi, certains sont proches du marché du travail et d’autres en sont très éloignés. Il est important de développer les compétences de chacune de ces personnes et d’adapter notre offre de formation aux besoins des entreprises. »
Vu les évolutions rapides des technologies, l’intégration des compétences digitales est évidemment essentielle.
Pierre-Yves Jeholet, ministre wallon de l’Économie, de l’Emploi, de la Formation et de l’Industrie
Geremin Leto : « Selon McKinsey, 50 % des compétences ou métiers actuels seront remplacés par de nouvelles compétences d’ici à 2030. En parallèle, comme vous le soulignez, de nombreuses personnes sont en recherche d’emploi ; parmi elles, certaines sont en décrochage professionnel, en arrêt maladie ou en recherche de sens dans leur travail. C’est sur la base de ces constats que nous avons lancé myIKKI. Nous avons développé un outil d’intelligence artificielle d’orientation et de réorientation professionnel ; il est destiné aux coachs, assistants et professionnels en contact avec ceux qui doivent se réorienter. Notre outil leur permet d’optimiser leur temps et de réduire le nombre de tâches sans valeur ajoutée humaine. Boosté par l’outil, l’humain est vraiment au cœur de notre démarche. Par ailleurs, je plaide aussi pour une meilleure collaboration entre formateurs et coachs. Les formateurs transmettent des compétences et des connaissances, tandis que les coachs orientent et challengent. »
Sébastien Cobut : « J’ajouterai la hausse du coût de la main-d’œuvre, plus rapide en Belgique que dans les pays voisins. Couplée aux difficultés à pourvoir les postes vacants, cette situation met en péril la pérennité de certaines entreprises. Au travers de ma pratique, je constate un phénomène plus récent, sous la forme d’une alternative à la délocalisation : au mieux les entreprises internationales ne créent plus de postes en Belgique, au pire elles ne remplacent plus les postes vacants. La complexité régulatoire et les coûts élevés poussent certains acteurs à localiser la main-d’œuvre dans d’autres pays. Le maintien de l’indexation automatique des salaires, mais aussi le coût prohibitif de l’énergie, créent les conditions propices à la délocalisation d’emplois en dehors de la Belgique. Je comprends la nécessité de protéger les plus vulnérables, mais beaucoup moins que les tranches salariales bien au-dessus de la moyenne bénéficient d’une indexation similaire à celle des salaires minimums. Ne soyons pas naïfs, les salaires augmentent aussi chez nos voisins qui ne pratiquent pas l’indexation automatique ; c’est simplement un autre mécanisme. »

Directeur général de Office francophone de la formation en alternance
Alain Goreux : « Pourvoir les postes vacants auxquels vous faites référence exige l’employabilité et donc la formation de centaines de milliers de chercheurs d’emploi. Chaque individu doit construire sa propre employabilité, que ce soit avec le soutien de son employeur ou via des formations externes. Ceci permettra de répondre en partie aux métiers en pénurie de main-d’œuvre. Parallèlement, il faut aussi travailler sur la perception des secteurs d’activités concernés. Celui de la construction souffre par exemple d’un déficit d’image et rencontre bien des difficultés à attirer les jeunes. Ces derniers sont souvent influencés par les idées préconçues de leurs parents concernant les risques du métier, alors que le secteur a connu des avancées technologiques considérables et que les conditions de travail s’y sont nettement améliorées. Par ailleurs, les PME et TPE n’ont pas les mêmes possibilités que les grandes entreprises pour accorder des augmentations salariales pour fidéliser leurs employés. Une fois formés, ces derniers partent malheureusement régulièrement ailleurs pour gagner plus. »
Chaque individu doit construire sa propre employabilité, que ce soit avec le soutien de son employeur ou via des formations externes.
Alain Goreux, Directeur général de Office francophone de la formation en alternance
Quels leviers vous paraissent les plus efficaces pour aller de l’avant ?

CEO de Connected Minds
S. Cobut : « Dans un monde où la relation au travail évolue, je distingue trois axes sur lesquels les entreprises doivent agir : la gestion des talents, les pratiques managériales, ainsi que la culture d’entreprise. À travers ces axes, une question essentielle se pose : comment réinstaurer du collectif et de l’engagement professionnel dans une société de plus en plus individualiste ? Pour assurer la performance d’un collectif, trois conditions sont nécessaires : un travail individuel rigoureux qui conditionne l’existence d’un collectif ; un objectif commun ; enfin, la prise de conscience individuelle des risques et des opportunités. Notre taux d’engagement au travail (12 %) est inférieur à la moyenne mondiale (23 %) et européenne (13 %). Enfin, nous sommes en tête du classement européen d’absentéisme, qui a doublé en 20 ans. Au risque de simplifier la question et toujours en regard des statistiques européennes, je relève qu’un filet social de qualité s’accompagne souvent d’un marché du travail moins dynamique. En clair, et c’est confrontant, plus la protection sociale est forte, moins nous aurions envie de travailler. Mais est-il vraiment plus difficile de travailler en Belgique qu’il ne l’est dans le reste de l’Europe ? »
P.-Y. Jeholet : « Je partage largement votre propos. Même si l’aspect humain a toute son importance, il faut bien se rendre compte que dans certains pays d’Europe occidentale, le système social n’est pas aussi généreux qu’en Belgique. Notre pays, plus particulièrement la Wallonie et Bruxelles, fait face à un problème dans la relation au travail. Alors que celui-ci devrait être perçu comme une valeur émancipatrice, nous sommes face à des chiffres interpellants : quelque 240.000 chercheurs d’emploi en Wallonie et à Bruxelles, un taux de chômage des moins de 30 ans qui frôle les 25 % en Wallonie, plus 520.000 malades de longue durée, etc. Ajoutez à cela le coût de notre enseignement et de la formation, qui est élevé par rapport aux autres régions d’Europe, mais avec des résultats qui n’atteignent pas la hauteur des moyens publics investis. Je pense qu’il y a une responsabilité collective à assumer, tant dans le chef des individus en termes de responsabilisation que des entreprises en termes de gestion des ressources humaines ou que des pouvoirs publics en termes de réforme du système éducatif et de formation, par exemple. Des solutions existent, notamment l’alternance qui peut favoriser l’orientation professionnelle dès le plus jeune âge vers des métiers techniques, manuels ou technologiques. »

CEO de myIKKI
G. Leto : « Des solutions existent en effet, notamment technologiques, et cela dès l’orientation ou la réorientation professionnelle des personnes. A titre d’exemple, aujourd’hui dans le secteur public, on compte un assistant de carrière ou un conseiller en réinsertion pour 800 personnes en Wallonie. Quelle que soit sa motivation, il lui est impossible de suivre autant de profils. Ici, l’IA peut intervenir et l’aider à automatiser certaines tâches sans réelle valeur ajoutée en matière d’accompagnement des individus. Le même raisonnement vaut d’ailleurs aussi pour le secteur privé, où l’on compte un coach pour environ 80 à 90 personnes, ce qui est tout aussi peu viable. Par ailleurs, il est également essentiel de rationaliser le nombre d’acteurs – centres de formation, d’orientation, d’insertion, de réinsertion, etc. – et d’unir leurs forces. »
Selon McKinsey, 50 % des compétences ou métiers actuels seront remplacés par de nouvelles compétences d’ici à 2030.
Geremin Leto, CEO de myIKKI
A. Goreux : « Je suis parfaitement d’accord avec les pistes qui ont été avancées. La réforme d’une partie du système de formation doit être une priorité dans un avenir proche. De même, il faut s’attaquer à la dispersion des acteurs ; il est parfois difficile de s’y retrouver, tant pour les non-initiés que pour les professionnels. Il est ensuite tout aussi essentiel de comprendre que dans un monde du travail en constante évolution, la formation continue est une nécessité absolue. A cet égard, je constate que le langage tout comme les informations présentées s’adressent généralement aux professionnels du secteur ou à un public ayant fait des études supérieures. Dans le secteur du commerce par exemple, un salarié à temps partiel s’entend rarement dire que s’il suivait des cours du soir, il pourrait voir sa carrière évoluer d’ici un an ou deux. La majorité des entreprises n’utilisent pas non plus suffisamment le levier de la formation continue. Alors que celle-ci devrait être vue comme un outil de rétention du personnel, il est vécu par beaucoup d’entreprises comme la crainte que le membre du personnel, une fois formé, soit débauché par une autre entreprise. »
P.-Y. Jeholet : « Avec le nombre d’opérateurs impliqués dans la formation et l’insertion professionnelle, on en arrive en effet à créer un marché qui complique l’accès à ces services. Il est donc impératif que chaque opérateur recevant des fonds publics établisse des mesures d’impact et des indicateurs de résultats, afin de garantir la progression de chaque chercheur d’emploi. »
G. Leto : « En matière de formation, il faut aussi mettre en évidence une part importante de la population qui recourt à des méthodes non conventionnelles pour acquérir par elle-même une série de compétences. Aujourd’hui, il est possible de valoriser celles-ci grâce aux Open Badges. Développé par Mozilla il y a dix ans, ce concept permet de reconnaître des connaissances et des soft skills en dehors des cursus traditionnels. Mon entreprise collabore avec le centre de formation Technocité pour mettre en avant ces personnes, les certifier et les intégrer dans divers secteurs. »
L’évolution rapide des technologies, dont l’IA, est à la fois une source de défis et d’opportunités. Comment en tirer parti au mieux dans le domaine de l’emploi ?
P.-Y. Jeholet : « Vu les évolutions rapides des technologies, l’intégration des compétences digitales est évidemment essentielle. L’IA, par exemple, touche aujourd’hui tous les métiers. Au lieu de se concentrer sur les faiblesses et risques de l’IA, il est important de reconnaître les nombreuses opportunités qu’elle offre dans divers secteurs tels que la défense, la santé, la mobilité ou l’énergie. Tout le monde est dès lors amené à se former de manière continue. Pour cela, nous devons garantir la qualité de l’enseignement et adapter les programmes pour intégrer les compétences numériques dès le plus jeune âge. Bien que l’IA soit devenue incontournable, l’offre de formation reste encore insuffisante. »
G. Leto : « Quand on parle d’intelligence d’artificielle, il est important de mentionner que l’IA Act mis en place le 1er février par l’Union européenne ; il vise à garantir la sécurité des biens et des personnes, tout comme la protection de droits fondamentaux comme la vie privée. Dans le cadre du marché de l’emploi, cette législation impose à toute entreprise ou institution utilisant l’IA de respecter certaines règles. Ainsi, en matière de ressources humaines et de réorientation professionnelle, l’IA Act exige la présence d’un humain aux côtés des outils d’IA. En conséquence, notre outil myIKKI ne peut fonctionner sans la présence d’un coach ou d’un assistant. Pour nous, ce cadre d’utilisation de l’IA représente une avancée positive, car la technologie est au service des humains et non l’inverse ! »
S. Cobut : « Je suis bien plus préoccupé par la perte de souveraineté technologique en Europe que par l’impact direct de l’IA. Imaginons un instant que les États-Unis parviennent à limiter l’accès à Internet pour l’Europe. À quel point quinze jours sans accès aux services de Microsoft ou de Google serait-il cataclysmique ? Quant à la difficulté de trouver du personnel, notamment dans les fonctions en lien avec la technologie, je perçois une opportunité énorme due aux bouleversements géostratégiques. Les ‘returnees’, ces Européens qui ont émigré aux États-Unis, en particulier, pour travailler dans le secteur ‘tech’ et qui ne souhaitent ou ne peuvent désormais plus y rester, vont revenir en Europe. C’est tout aussi vrai pour ces Américains qui ne se reconnaissent plus dans le régime actuel. Il est crucial d’intercepter ces talents. Ceci exige un cadre réglementaire favorable pour leur accueil, entre autres en facilitant les procédures de visa. »
La complexité régulatoire et les coûts élevés poussent certains acteurs à localiser la main-d’œuvre dans d’autres pays.
Sébastien Cobut, CEO de Connected Minds
A. Goreux : « Dans le contexte économique actuel, où plus de 90 % des entreprises sont des PME ou des TPE, l’IA n’est pas encore largement intégrée. Même lorsqu’elle l’est, c’est principalement dans des secteurs de pointe qui n’impliquent pas nécessairement la formation en alternance. Malheureusement, l’image de l’IA est encore souvent très négative, ce qui peut engendrer de la peur. Le phénomène fut exactement le même lors de l’arrivée d’Excel, par exemple, où certains pensaient qu’il allait entraîner une perte d’emplois massive. Or, il est devenu un outil courant, intégrant même des éléments d’intelligence artificielle comme la création de tableaux croisés dynamiques. Il en devient de même avec l’IA, dont il est fondamental de comprendre qu’elle n’a rien d’inaccessible, qu’elle peut faciliter le travail de ses utilisateurs, qu’elle peut effectuer des tâches à faible valeur ajoutée sur le plan humain et qu’elle n’est pas synonyme de disparition de tous les emplois. »Vieillissement de la population, pénurie de talents, hausse de l’absentéisme, montée en puissance de l’IA… Le marché du travail connaît des mutations profondes. Comment s’y adapter ? Pour bien comprendre les enjeux et les opportunités de ces changements, nous avons réuni plusieurs experts en ressources humaines autour de Pierre-Yves Jeholet, le ministre wallon en charge de l’Économie, de l’Emploi, de la Formation et de l’Industrie.

À quels défis majeurs le marché du travail est-il aujourd’hui confronté ?
Pierre-Yves Jeholet : « La compétitivité de nos entreprises est impérative pour continuer à créer de l’activité, de la croissance et de l’emploi, tout en portant de l’attention à la transition énergétique, climatique et numérique. Or, sur le marché du travail, le nombre de personnes inactives est très élevé. En Wallonie, on dénombre 240.000 chercheurs d’emploi, alors que dans le même temps de nombreuses entreprises peinent à trouver des travailleurs qualifiés. Le défi pour le gouvernement est dès lors d’intégrer davantage de personnes sur le marché du travail, d’autant plus que nous faisons face à d’autres enjeux, comme le vieillissement de la population qui accroît la proportion d’inactifs par rapport aux actifs. En Wallonie, parmi les chercheurs d’emploi, certains sont proches du marché du travail et d’autres en sont très éloignés. Il est important de développer les compétences de chacune de ces personnes et d’adapter notre offre de formation aux besoins des entreprises. »
Geremin Leto : « Selon McKinsey, 50 % des compétences ou métiers actuels seront remplacés par de nouvelles compétences d’ici à 2030. En parallèle, comme vous le soulignez, de nombreuses personnes sont en recherche d’emploi ; parmi elles, certaines sont en décrochage professionnel, en arrêt maladie ou en recherche de sens dans leur travail. C’est sur la base de ces constats que nous avons lancé myIKKI. Nous avons développé un outil d’intelligence artificielle d’orientation et de réorientation professionnel ; il est destiné aux coachs, assistants et professionnels en contact avec ceux qui doivent se réorienter. Notre outil leur permet d’optimiser leur temps et de réduire le nombre de tâches sans valeur ajoutée humaine. Boosté par l’outil, l’humain est vraiment au cœur de notre démarche. Par ailleurs, je plaide aussi pour une meilleure collaboration entre formateurs et coachs. Les formateurs transmettent des compétences et des connaissances, tandis que les coachs orientent et challengent. »
Sébastien Cobut : « J’ajouterai la hausse du coût de la main-d’œuvre, plus rapide en Belgique que dans les pays voisins. Couplée aux difficultés à pourvoir les postes vacants, cette situation met en péril la pérennité de certaines entreprises. Au travers de ma pratique, je constate un phénomène plus récent, sous la forme d’une alternative à la délocalisation : au mieux les entreprises internationales ne créent plus de postes en Belgique, au pire elles ne remplacent plus les postes vacants. La complexité régulatoire et les coûts élevés poussent certains acteurs à localiser la main-d’œuvre dans d’autres pays. Le maintien de l’indexation automatique des salaires, mais aussi le coût prohibitif de l’énergie, créent les conditions propices à la délocalisation d’emplois en dehors de la Belgique. Je comprends la nécessité de protéger les plus vulnérables, mais beaucoup moins que les tranches salariales bien au-dessus de la moyenne bénéficient d’une indexation similaire à celle des salaires minimums. Ne soyons pas naïfs, les salaires augmentent aussi chez nos voisins qui ne pratiquent pas l’indexation automatique ; c’est simplement un autre mécanisme. »
Alain Goreux : « Pourvoir les postes vacants auxquels vous faites référence exige l’employabilité et donc la formation de centaines de milliers de chercheurs d’emploi. Chaque individu doit construire sa propre employabilité, que ce soit avec le soutien de son employeur ou via des formations externes. Ceci permettra de répondre en partie aux métiers en pénurie de main-d’œuvre. Parallèlement, il faut aussi travailler sur la perception des secteurs d’activités concernés. Celui de la construction souffre par exemple d’un déficit d’image et rencontre bien des difficultés à attirer les jeunes. Ces derniers sont souvent influencés par les idées préconçues de leurs parents concernant les risques du métier, alors que le secteur a connu des avancées technologiques considérables et que les conditions de travail s’y sont nettement améliorées. Par ailleurs, les PME et TPE n’ont pas les mêmes possibilités que les grandes entreprises pour accorder des augmentations salariales pour fidéliser leurs employés. Une fois formés, ces derniers partent malheureusement régulièrement ailleurs pour gagner plus. »
Quels leviers vous paraissent les plus efficaces pour aller de l’avant ?
S. Cobut : « Dans un monde où la relation au travail évolue, je distingue trois axes sur lesquels les entreprises doivent agir : la gestion des talents, les pratiques managériales, ainsi que la culture d’entreprise. À travers ces axes, une question essentielle se pose : comment réinstaurer du collectif et de l’engagement professionnel dans une société de plus en plus individualiste ? Pour assurer la performance d’un collectif, trois conditions sont nécessaires : un travail individuel rigoureux qui conditionne l’existence d’un collectif ; un objectif commun ; enfin, la prise de conscience individuelle des risques et des opportunités. Notre taux d’engagement au travail (12 %) est inférieur à la moyenne mondiale (23 %) et européenne (13 %). Enfin, nous sommes en tête du classement européen d’absentéisme, qui a doublé en 20 ans. Au risque de simplifier la question et toujours en regard des statistiques européennes, je relève qu’un filet social de qualité s’accompagne souvent d’un marché du travail moins dynamique. En clair, et c’est confrontant, plus la protection sociale est forte, moins nous aurions envie de travailler. Mais est-il vraiment plus difficile de travailler en Belgique qu’il ne l’est dans le reste de l’Europe ? »
P.-Y. Jeholet : « Je partage largement votre propos. Même si l’aspect humain a toute son importance, il faut bien se rendre compte que dans certains pays d’Europe occidentale, le système social n’est pas aussi généreux qu’en Belgique. Notre pays, plus particulièrement la Wallonie et Bruxelles, fait face à un problème dans la relation au travail. Alors que celui-ci devrait être perçu comme une valeur émancipatrice, nous sommes face à des chiffres interpellants : quelque 240.000 chercheurs d’emploi en Wallonie et à Bruxelles, un taux de chômage des moins de 30 ans qui frôle les 25 % en Wallonie, plus 520.000 malades de longue durée, etc. Ajoutez à cela le coût de notre enseignement et de la formation, qui est élevé par rapport aux autres régions d’Europe, mais avec des résultats qui n’atteignent pas la hauteur des moyens publics investis. Je pense qu’il y a une responsabilité collective à assumer, tant dans le chef des individus en termes de responsabilisation que des entreprises en termes de gestion des ressources humaines ou que des pouvoirs publics en termes de réforme du système éducatif et de formation, par exemple. Des solutions existent, notamment l’alternance qui peut favoriser l’orientation professionnelle dès le plus jeune âge vers des métiers techniques, manuels ou technologiques. »
G. Leto : « Des solutions existent en effet, notamment technologiques, et cela dès l’orientation ou la réorientation professionnelle des personnes. A titre d’exemple, aujourd’hui dans le secteur public, on compte un assistant de carrière ou un conseiller en réinsertion pour 800 personnes en Wallonie. Quelle que soit sa motivation, il lui est impossible de suivre autant de profils. Ici, l’IA peut intervenir et l’aider à automatiser certaines tâches sans réelle valeur ajoutée en matière d’accompagnement des individus. Le même raisonnement vaut d’ailleurs aussi pour le secteur privé, où l’on compte un coach pour environ 80 à 90 personnes, ce qui est tout aussi peu viable. Par ailleurs, il est également essentiel de rationaliser le nombre d’acteurs – centres de formation, d’orientation, d’insertion, de réinsertion, etc. – et d’unir leurs forces. »
A. Goreux : « Je suis parfaitement d’accord avec les pistes qui ont été avancées. La réforme d’une partie du système de formation doit être une priorité dans un avenir proche. De même, il faut s’attaquer à la dispersion des acteurs ; il est parfois difficile de s’y retrouver, tant pour les non-initiés que pour les professionnels. Il est ensuite tout aussi essentiel de comprendre que dans un monde du travail en constante évolution, la formation continue est une nécessité absolue. A cet égard, je constate que le langage tout comme les informations présentées s’adressent généralement aux professionnels du secteur ou à un public ayant fait des études supérieures. Dans le secteur du commerce par exemple, un salarié à temps partiel s’entend rarement dire que s’il suivait des cours du soir, il pourrait voir sa carrière évoluer d’ici un an ou deux. La majorité des entreprises n’utilisent pas non plus suffisamment le levier de la formation continue. Alors que celle-ci devrait être vue comme un outil de rétention du personnel, il est vécu par beaucoup d’entreprises comme la crainte que le membre du personnel, une fois formé, soit débauché par une autre entreprise. »
P.-Y. Jeholet : « Avec le nombre d’opérateurs impliqués dans la formation et l’insertion professionnelle, on en arrive en effet à créer un marché qui complique l’accès à ces services. Il est donc impératif que chaque opérateur recevant des fonds publics établisse des mesures d’impact et des indicateurs de résultats, afin de garantir la progression de chaque chercheur d’emploi. »
G. Leto : « En matière de formation, il faut aussi mettre en évidence une part importante de la population qui recourt à des méthodes non conventionnelles pour acquérir par elle-même une série de compétences. Aujourd’hui, il est possible de valoriser celles-ci grâce aux Open Badges. Développé par Mozilla il y a dix ans, ce concept permet de reconnaître des connaissances et des soft skills en dehors des cursus traditionnels. Mon entreprise collabore avec le centre de formation Technocité pour mettre en avant ces personnes, les certifier et les intégrer dans divers secteurs. »
L’évolution rapide des technologies, dont l’IA, est à la fois une source de défis et d’opportunités. Comment en tirer parti au mieux dans le domaine de l’emploi ?
P.-Y. Jeholet : « Vu les évolutions rapides des technologies, l’intégration des compétences digitales est évidemment essentielle. L’IA, par exemple, touche aujourd’hui tous les métiers. Au lieu de se concentrer sur les faiblesses et risques de l’IA, il est important de reconnaître les nombreuses opportunités qu’elle offre dans divers secteurs tels que la défense, la santé, la mobilité ou l’énergie. Tout le monde est dès lors amené à se former de manière continue. Pour cela, nous devons garantir la qualité de l’enseignement et adapter les programmes pour intégrer les compétences numériques dès le plus jeune âge. Bien que l’IA soit devenue incontournable, l’offre de formation reste encore insuffisante. »
G. Leto : « Quand on parle d’intelligence d’artificielle, il est important de mentionner que l’IA Act mis en place le 1er février par l’Union européenne ; il vise à garantir la sécurité des biens et des personnes, tout comme la protection de droits fondamentaux comme la vie privée. Dans le cadre du marché de l’emploi, cette législation impose à toute entreprise ou institution utilisant l’IA de respecter certaines règles. Ainsi, en matière de ressources humaines et de réorientation professionnelle, l’IA Act exige la présence d’un humain aux côtés des outils d’IA. En conséquence, notre outil myIKKI ne peut fonctionner sans la présence d’un coach ou d’un assistant. Pour nous, ce cadre d’utilisation de l’IA représente une avancée positive, car la technologie est au service des humains et non l’inverse ! »
S. Cobut : « Je suis bien plus préoccupé par la perte de souveraineté technologique en Europe que par l’impact direct de l’IA. Imaginons un instant que les États-Unis parviennent à limiter l’accès à Internet pour l’Europe. À quel point quinze jours sans accès aux services de Microsoft ou de Google serait-il cataclysmique ? Quant à la difficulté de trouver du personnel, notamment dans les fonctions en lien avec la technologie, je perçois une opportunité énorme due aux bouleversements géostratégiques. Les ‘returnees’, ces Européens qui ont émigré aux États-Unis, en particulier, pour travailler dans le secteur ‘tech’ et qui ne souhaitent ou ne peuvent désormais plus y rester, vont revenir en Europe. C’est tout aussi vrai pour ces Américains qui ne se reconnaissent plus dans le régime actuel. Il est crucial d’intercepter ces talents. Ceci exige un cadre réglementaire favorable pour leur accueil, entre autres en facilitant les procédures de visa. »
A. Goreux : « Dans le contexte économique actuel, où plus de 90 % des entreprises sont des PME ou des TPE, l’IA n’est pas encore largement intégrée. Même lorsqu’elle l’est, c’est principalement dans des secteurs de pointe qui n’impliquent pas nécessairement la formation en alternance. Malheureusement, l’image de l’IA est encore souvent très négative, ce qui peut engendrer de la peur. Le phénomène fut exactement le même lors de l’arrivée d’Excel, par exemple, où certains pensaient qu’il allait entraîner une perte d’emplois massive. Or, il est devenu un outil courant, intégrant même des éléments d’intelligence artificielle comme la création de tableaux croisés dynamiques. Il en devient de même avec l’IA, dont il est fondamental de comprendre qu’elle n’a rien d’inaccessible, qu’elle peut faciliter le travail de ses utilisateurs, qu’elle peut effectuer des tâches à faible valeur ajoutée sur le plan humain et qu’elle n’est pas synonyme de disparition de tous les emplois. »