Nos entreprises sont confrontées à de multiples défis : économie ouverte, charges sociales, mobilité, formation, etc. Parmi ceux-ci, la digitalisation occupe une place prépondérante. Le 9 mai, Mediaplanet a réuni cinq experts. Ils nous livrent leur analyse.
Texte : Philippe Van Lil – Photos : Kris Van Exel
TEMPS DE LECTURE : 13 MINUTES
À quels défis majeurs le monde entrepreneurial est-il aujourd’hui confronté ?
Nadine Rouge : « Notamment en raison du rythme effréné imposé par la quatrième révolution industrielle, nous sommes confrontés à des défis sociétaux nombreux et complexes. Pour les résoudre, les instituts d’enseignement supérieur devront collaborer de manière encore plus étroite avec le tissu économique local et international, en impliquant également des citoyens. La création d’unités de recherche appliquée au sein de notre Haute École, financées par des chèques technologiques, va dans ce sens. Notre responsabilité est de développer l’employabilité durable, par le développement de compétences tant au niveau des hard skills, telles que les compétences digitales, que des soft skills que sont la collaboration, l’esprit critique, la créativité et la communication. »
Olivier Willocx : « Les défis se déclinent en deux volets : ce qui est exprimé par les entreprises, comme la mobilité et les charges sociales, et ce qui ne l’est pas, comme la digitalisation. Celle-ci constitue est le plus gros défi aujourd’hui. Il en va de la capacité de transformer ou non notre économie. Beaucoup d’entreprises s’imaginent que la digitalisation consiste à avoir une page Facebook, alors que les médias sociaux ne représentent que 3 % environ de la digitalisation. Il faut surtout discuter dès 97 % restants, en particulier de l’arrivée de l’intelligence artificielle dans certains métiers, qui constitue une véritable révolution. Pour les grands groupes, la question et donc de savoir comment ils vont se transformer. Pour les petites entreprises, elle est de savoir comment survivre avec des solutions innovantes. »
Michael Xhonneux : « La prise de conscience de l’importance de la digitalisation est une première étape mais ce n’est que 1 % du trajet. Le reste est une marche forcée pour les entreprises. Celles-ci ne doivent pas attendre pour s’y mettre car la capacité de la data et de la digitalisation est sans fin. Chaque entreprise aura sa propre approche en la matière. Toutefois, une approche décentralisée en faisant appel à des structures externes est porteuse de sens. Ces structures sont en effet bien plus légères et agiles que les structures internes des entreprises qui, elles, sont beaucoup plus hiérarchisées et présentent donc des processus décisionnels plus longs. »
Anne Gubbels : « Il y a effectivement une nécessité de flexibilisation. Des outils juridiques, comme la SRL sans capital, permettent désormais de se lancer plus facilement dans la voie entrepreneuriale. Il est cependant essentiel de s’entourer de professionnels en matière de conseils financiers, que ce soit pour établir un plan financier qui tienne la route ou appréhender des risques qu’on ne voit pas. Là, je pense que les assurances auront un rôle de plus en plus important à jouer pour permettre aux entreprises désireuses de lancer des activités de mutualiser le risque et, finalement, de ne pas être balayées à la première erreur. »
Olivier Willocx : « Du côté des pouvoirs publics, il faut aussi une meilleure adaptation à l’évolution digitale. Prenons l’exemple de la construction du bâtiment de Tour & Taxis à Bruxelles. La demande de permis à la Ville de Bruxelles a dû être déposée en… 17 exemplaires, destinés à chaque échevin ! Le coût total, uniquement pour la photocopie des plans, fut de à 1,5 million d’euros pour la société qui a construit le site de Tour et Taxis. Et il a fallu un camion de 35 tonnes pour venir apporter les plans ! Combien de ces 17 plans ont-ils été réellement ouverts par quelqu’un ? Peut-être trois ou quatre… Tour cela s’est passé il y a quelques années déjà, mais nous sommes toujours dans cette culture. Pourquoi ne pourrait-on pas déposer un dossier digital comme cela se fait en Angleterre, à Singapour ou à Paris ? »
Thierry Nollet « Si la question du numérique est primordiale, nous ne devons pas occulter les nombreux handicaps auxquels le monde socio-économique belge est confronté : un modèle scolaire qui reste largement inadapté aux besoins et évolutions ; un pays qui fonctionne à deux vitesses, avec des réalités différentes au Nord et au Sud qui menacent les axes de solidarité ; un dialogue social qui dysfonctionne depuis plus de 30 ans et qui doit être adapté ; la détérioration de nos infrastructures qui pèsent lourdement sur notre PIB ; une absence de gestion prévisionnelle de nos politiques sur des questions fondamentales comme l’enseignement et la mobilité. Sans parler de l’offre qui est proposée aux indépendants et au entreprises, où il reste indispensable de faire un tri entre les acteurs qui vendent du vent et ceux qui amènent de la véritable valeur ajoutée. »
Anne Gubbels : « Le secteur de l’assurance est également en pleine digitalisation. Notamment par le biais de notre Digital Lab, des possibilités technologiques digitales s’ouvrent pour nos courtiers de manière à être plus proches de leurs clients et à leur faciliter la vie. »
Thierry Nollet : « Notre mission quotidienne reste de sécuriser, de former et d’inspirer. Nous misons en grande partie notre stratégie de développement sur l’intuitivité et la maîtrise de nos outils informatiques. L’objectif est de dégager du temps chez nos gestionnaires et nos clients afin de le réinvestir dans de nouvelles lignes de service répondant à un véritable besoin et appuyés par de réels experts. »
Quelles solutions sont mises en place pour pallier ces problèmes ?
Olivier Willocx : « Aujourd’hui, on essaie de faire en sorte que des groupes qui ne se parlaient pas se découvrent pour comprendre comment ils vont générer ensemble les solutions de demain. Ceci impliquera des changements importants tant en termes de dialogue entre opérateurs qu’au niveau de la législation, qui doit être revue en profondeur. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans un modèle d’opposition, mais dans celui où l’on fait travailler ensemble des gens qui se regardaient souvent comme des concurrents auparavant »
Michael Xhonneux : « Ceci s’applique aussi aux datas. Les vieux réflexes d’antan comme le non-partage des données sont des freins pour tous. À l’avenir, il faudra s’ouvrir… ou mourir ! Et, dans ce cadre, il est en effet utopiste de penser qu’une entreprise peut trouver toutes les solutions en interne. L’ouverture doit aussi se faire à l’égard des concurrents et des startups qui se créent à une vitesse incroyable. Aujourd’hui, on se rend compte que si le front end est sexy, le back end – plus complexe – est en revanche souvent très creux, par manque d’expérience. Les petites structures sont dès lors souvent obligées de s’accoler à de plus grandes structures pour se développer. »
Anne Gubbels : « Ces dernières années, on est passé de structures d’entreprises bien carrées – verticales ou horizontales – à de véritables écosystèmes d’entreprises qui collaborent les unes avec les autres tout en se faisant concurrence. Il est important de pouvoir s’appuyer sur des acteurs et des partenaires qui comprennent ces écosystèmes et s’y impliquent. En tant que groupe d’assurances, nous accompagnons les PME dans toute une série de domaines. Une couverture assurancielle leur permet, à un prix évidemment soutenable, de faire face aux accidents que toute activité économique peut engendrer. »
Thierry Nollet : « Comme le tissu socio-économique en Belgique est composé à 92 % de PME, il est dès lors essentiel de développer des offres entièrement dédicacées à ces structures, qui soient maîtrisables en termes de coûts et qui puissent créer directement de la valeur. L’ensemble de nos produits et services, qu’ils soient juridiques, informatiques ou assurantiels, sont élaborés dans une logique de mutualisation. Nous proposons également de la guidance afin de pérenniser au maximum l’activité et les projets de nos clients. »
En raison de sa simplification, le nouveau code des sociétés est une très belle initiative et offre plus de modularité aux entrepreneurs.
Anne Gubbels, manager Strategy & Legal chez Vivium
Nadine Rouge : « L’interconnexion entre nos PME est nécessaire pour créer plus de valeurs mais n’oublions pas que la Belgique est une économie ouverte. Dans ce cadre, le coût de la rémunération constitue un défi. Selon l’Office statistique allemand, la Belgique occupe la 3e position en matière de coût salarial horaire moyen dans le secteur privé au niveau de l’Europe des 28. Nous émargeons à 40 euros de l’heure, derrière le Danemark (44,70 euros) ; la moyenne européenne s’élève quant à elle à 26,60 euros ; tandis que la Bulgarie est à 5,30 euros. Un autre défi qui représente aussi une opportunité pour nos PME, c’est la collecte, le traitement et l’exploitation des small data générées quotidiennement par leurs activités pour développer de nouvelles propositions de valeur. »
Qu’apporte aux entrepreneurs le nouveau Code des sociétés entré en vigueur le mois dernier ?
Anne Gubbels : « Désormais, on peut lancer une entreprise quasiment sans capital. Auparavant, il fallait d’abord mettre près de 20 000 euros sur la table, même si ce n’était pas nécessaire pour le lancement de l’activité. On avait coutume de dire que le capital, c’était le gage commun des créanciers. Ce n’est plus le cas. »
Nadine Rouge : « Pour les étudiants-entrepreneurs, le nouveau code permet plus de lisibilité, compte tenu du nombre plus restreint de formes juridiques proposées. Grâce au périmètre précisé de la responsabilité limitée, il offre plus de clarté. La SRL devient la forme juridique de référence. Elle permettra aux jeunes entrepreneurs de développer leur entreprise et même d’attirer des capitaux, y compris à l’étranger, sans devoir passer en SA comme par le passé. L’absence de capitaux propres minimaux offre plus de liberté. Toutefois, il est important de préciser que celle-ci reste sous contrainte : le jeune entrepreneur doit compléter un plan financier pour deux années, plus structuré que par le passé, en respectant les sept points exigés par la loi. Cependant, tout business model évoluant, il restera difficile pour le jeune entrepreneur d’évaluer correctement les capitaux propres qui devront être injectés dans la structure pour permettre sa viabilité et les investissements nécessaires pour son développement. »
Il est essentiel de développer des offres entièrement dédiées aux PME, maîtrisables en termes de coûts et créatrice de valeur.
Thierry Nollet, directeur Relations externes Group S
Thierry Nollet : « D’où l’importance, pendant cette période de référence de deux ans, de pouvoir être accompagné dans ses choix. Car si la réforme tend vers une simplification, une meilleure lisibilité et une plus grande transparence, elle n’évitera pas à elle seule le degré excessif d’échecs rencontrés aujourd’hui chez les jeunes starters, de plus en plus nombreux à épouser un statut d’indépendant qui vient talonner le statut des salariés. »
Michael Xhonneux : « La guidance au-delà du lancement proprement dit sera en effet plus que nécessaire pour faciliter l’entrepreneuriat. Les jeunes entrepreneurs ont à présent accès à des capitaux astronomiques via des levées de fonds. Certaines startups qui ont à peine de six mois à un an parviennent ainsi à lever plusieurs millions d’euros parce que l’idée première qu’ils ont eue est bonne. Toutefois, leur taux d’échec reste élevé car la complexité est croissante et très souvent sous-estimée. »
Anne Gubbels : « En raison de sa simplification, le nouveau code des sociétés est une très belle initiative pour les entrepreneurs. Il offre énormément de modularité, de possibilités de se tailler une entreprise sur mesure à chaque période de son développement, de partir de rien pour obtenir des capitaux quelques mois ou années plus tard, le tout sans nécessairement de grands chambardements en termes de structure. Un bémol : la responsabilité des administrateurs, l’une des mesures phares du code. Débattue jusqu’à la dernière minute, elle a finalement été vidée d’une grande partie de sa substance. Contrairement à ce que d’aucuns tentent de faire croire, cette responsabilité est très étendue. Ici aussi, les assurances ont un rôle à jouer. »
Olivier Willocx : « Le fait qu’une société puisse démarrer sans capital ne change pas grand-chose. De nos jours, le capital ne sert généralement pas à grand-chose, sauf peut-être à se rassurer soi-même ; peu de d’entreprises puisent dans leur réserve de capital. Certaines grandes entreprises n’ont d’ailleurs pas du tout de capital, ce qui n’a jamais posé le moindre problème. C’est notamment le cas des secrétariats sociaux, constitués en asbl, et des entreprises qui contrôlent la sécurité de nos installations nucléaires. »
La digitalisation des entreprises constitue le plus gros défi actuel. Il en va de la capacité de transformer ou non notre économie.
Olivier Willocx, CEO de BECI
Anne Gubbels : « De très grands groupes ont parfois des capitaux très réduits, voire inexistants. Ceci n’empêche pas leur pérennité économique. En revanche, les petits indépendants qui se lancent peuvent désormais le faire avec un PC, une bonne idée, une tête bien faite et sans capital. Mais si une erreur ou un imprévu cause un dommage à un client ou à un partenaire, cela peut poser problème. Dans cette optique, il est extrêmement important de se couvrir pour se prémunir contre les risques éventuels. »
D’autres aspects vous paraissent-ils importants d’être soulignés ?
Michael Xhonneux : « Un autre aspect qui, je l’espère, sera intégré dans les business models de demain, est le droit à l’erreur ; on se doit de pouvoir tester des solutions qui ne fonctionneront pas toutes dans le futur. »
Olivier Willocx : « Je partage entièrement ce point de vue. Lorsque nous avons lancé le projet de digitalisation chez nous, on m’a dit que la première condition de réussite de celui-ci était que le conseil d’administration accepte l’idée qu’on puisse… se tromper ! Le plus gros enjeu n’est pas de se tromper, c’est d’accepter l’idée, alors que nous avons plus de 300 ans, qu’on puisse faire des erreurs dans nos choix ou nos investissements. »
Nadine Rouge : « Dans l’accompagnement de nos étudiants-entrepreneurs, nous accueillons « l’erreur apprenante ». Chaque mois, ils pitchent leurs projets. Il nous arrive de questionner la qualité de l’idée ou du business model avancés mais, dès la défense du projet, le jury réalise que l’étudiant a déjà identifié des clients, opéré une segmentation et dégagé une proposition de valeur innovante. Nos étudiants-entrepreneurs font preuve d’agilité, de créativité pour de nouveaux business models, deux compétences essentielles de l’entrepreneur. »
La collecte, le traitement et l’exploitation des small data constituent à la fois un défi et une opportunité pour nos PME.
Nadine Rouge, directrice Catégorie économique de Haute école EPHEC
Olivier Willocx : « Des gens prennent parfois 18 mois pour élaborer de nombreuses versions de leur business plan avant de lancer leur affaire. Drillés à appliquer la théorie, ils vont généralement droit dans le mur. Si l’on passe plus d’une semaine sur son business plan, il y a un vrai souci. En outre, en général, pour une personne seule dans une affaire, le business plan est la dernière chose à faire. Ce qu’il faut, c’est se lancer et essayer, quitte à commencer en tant qu’indépendant à titre complémentaire. Par la suite, si l’on a suffisamment de clients, c’est une bonne idée de passer en société. Comme disent les Américains : « you don’t have a client, don’t start a business ! » »
Michael Xhonneux : « Rencontrer un entrepreneur qui a une idée et la met sur le marché est effectivement relativement simple. Appréhender la suite est en revanche beaucoup plus compliqué. Souvent, l’entrepreneur est très bon dans les premières étapes du processus, mais ensuite il ne s’entoure pas suffisamment des bonnes compétences, des bons profils… Et, en fin de compte, il chute ! La personne qui initie une idée n’est pas forcément la bonne personne pour mener à bien cette idée jusqu’au bout. »
Olivier Willocx : « Le modèle de transformation des sociétés dans lequel nous sommes engagés aujourd’hui, c’est la freelancisation du travail et la profonde remise en question du modèle de salariat classique. Dans de nombreux secteurs, comme la presse ou les bureaux de chasseurs de têtes, la plupart des collaborateurs sont des indépendants. Je ne suis pas du tout inquiet ; c’est même nécessaire. Mon vrai souci est les coûts de l’intermédiation, autrement dit ceux des comptables, des secrétariats sociaux, etc., qui viennent se greffer sur les activités ; s’il n’y a pas un effort de digitalisation pour faire en sorte que les flux soient gérés de manière automatique, cela posera de vraies contraintes. »
Thierry Nollet : « Le coût des secrétariats sociaux n’est pas impactant. La preuve : 92 % des entreprises belges font le choix d’externaliser leur payroll en y trouvant un intérêt économique évident. Elles s’assurent aussi une sécurité en faisant endosser la responsabilité de leur gestion au prestataire que nous sommes. Notre mission reste d’assurer une sécurisation de nos clients dans un champ législatif changeant et de plus en plus complexe, qui nécessite par nature l’adaptabilité de nos outils informatiques. Tout ceci représente un coût exorbitant qui pourrait être allégé si nous pouvions compter sur un cadre législatif qui se simplifie et se normalise sur le long terme. »
Quand on parle de digitalisation, il est utopiste de penser qu’une entreprise peut trouver toutes les solutions en interne.
Michael Xhonneux, Sales Marketing & RCM Director d’Europcar
Michael Xhonneux : « L’évolution vers plus d’indépendants et moins de salariés rend le modèle plus agile mais fragilise les petits maillons, les petits indépendants : on les change constamment, on en prend 8 plutôt que 10, ils ont du mal à joindre les deux bouts, etc. Certaines indépendants ou petites sociétés sont obligés de s’engager dans des coûts sur plusieurs années, mais le contrat qui les lie et les rémunère n’a qu’une durée d’un an renouvelable. Du jour au lendemain, ils peuvent être amenés à mettre la clé sous la porte. À terme, cela va entraîner une multitude de petits boulots avec des gens qui auront 5 ou 6 casquettes parce qu’il n’y aura plus de certitudes. »
Nadine Rouge : « Il faut opérer un travail d’éducation, d’information et d’orientation pour que les jeunes se développent en tant que centres individuels de compétences et s’inscrivent dans des filières de formation telles que les STEM (science, technologie, ingénierie, mathématiques). Un dernier élément que je souhaite souligner est l’importance de la formation continue. Les statistiques montrent que la Belgique est à la traîne. Le segment des 15-34 ans sans emploi a un niveau de formation trop faible. Même chose au-delà de 55 ans. Pour améliorer l’appariement de l’offre et de la demande sur le marché du travail, nous devons encourager la formation continue et le développement de compétences dans les filières porteuses d’emploi. Notre nouvelle formation en business data analysis s’inscrit dans cette démarche. Aujourd’hui, plus que jamais, continuer à apprendre tout au long de la vie est nécessaire ! »