Télétravail, adaptation aux plateformes technologiques, management à distance, mise à jour de nos connaissances, bien-être des travailleurs… En cette période de crise, les défis sont nombreux au sein des entreprises. À la mi-novembre, Mediaplanet a réuni 6 experts en gestion des ressources humaines, du droit du travail et de la formation pour aborder ces problématiques.
Texte : Philippe Van Lil – photos : Kris Van Exel
Quel est l’impact de la digitalisation et du télétravail sur la gestion des ressources humaines ?
Cathy Geerts : « Le contrat psychologique entre l’employeur et l’employé a fondamentalement changé : il y a plus de confiance, d’autonomie et de flexibilité. Espérons que cela s’installe de manière durable. La solidarité est importante également. Chez nous, pendant la crise, certains collaborateurs n’avaient presque plus de travail. En tant qu’entreprise, nous avons choisi de ne pas recourir au chômage économique. Nous avons réaffecté les personnes concernées à notre centre d’appel pour PME, qui reçoivent aujourd’hui huit fois plus de demandes qu’en temps normal. »
Romina Longo : « Le télétravail permanent n’est en effet pas efficace ! À certains moments, nous avons besoin de voir nos collègues. Avant la crise, certaines sociétés n’étaient pas du tout digitalisées et le télétravail n’y existait pas. D’un côté, beaucoup de managers gardent le focus, une efficacité énorme voire une plus grande productivité en télétravail. De l’autre, les collaborateurs ont tous envie de retourner au bureau pour maintenir des contacts. L’isolement professionnel total est lourd. De plus, à la maison, certaines personnes doivent travailler dans un environnement bruyant en présence d’enfants. La meilleure méthode est d’instaurer un système hybride et flexible. Actuellement, on s’oriente effectivement en Belgique vers une formule avec 2 ou 3 jours en télétravail et le reste en entreprise. »
Ann Cattelain : « Si je pars de mon expérience personnelle, j’estime que le télétravail avec mes collaborateurs est très efficace : nous parvenons à organiser jusqu’à neuf réunions par jour, chose impossible auparavant. En revanche, le peu de contacts peut poser problème. Il faut donc trouver le juste milieu. C’est pour cela que les experts en ressources humaines préconisent aujourd’hui de travailler trois jours au bureau et deux jours à domicile. »
Cathy Geerts : « Je constate aussi cette efficacité et cette productivité ; nos collègues ont vraiment travaillé dur les mois passés pour soutenir nos clients. Cela dit, travailler constamment à la maison implique qu’on risque d’oublier le développement, l’épanouissement, les contacts sociaux, etc. Une fois la crise terminée, on se rendra compte que beaucoup de gens surfent sur le stress et l’obligation liée à la situation. Néanmoins, cette crise a un effet stimulant sur l’employabilité : nombre de collaborateurs ont dû adapter leurs tâches professionnelles et en réaliser de nouvelles. Par le passé, en tant qu’employeur, il était de temps en temps difficile de faire bouger les collaborateurs vers d’autres tâches. »
Jean-Paul Lacomble : « De fait, la crise a joué un rôle d’accélérateur. Les problèmes de mobilité avaient déjà déclenché la réflexion sur le télétravail dans nombre d’entreprises. Du jour au lendemain, des tas d’employeurs qui ne l’avaient pas mis en œuvre ou le considéraient impossible pour certaines fonctions y ont été contraints. C’est un véritable tremblement de terre en matière d’organisation de travail. On bascule vers un management basé sur la confiance et l’attribution de missions. Le ‘petit chef’ penché au-dessus de l’épaule de chaque employé, c’est terminé ! »
Christine Thioux : « Le télétravail est bénéfique pour la mobilité, le climat, etc. En revanche, le lien et le sentiment d’appartenance à l’entreprise sont en péril. Or, ce sont là des composantes essentielles de l’épanouissement en entreprise. Nous sommes des ‘animaux sociaux’ qui avons besoin d’échanges avec nos collègues. Comme le montre bien Yuval Noah Harari dans son livre ‘Sapiens’, c’est grâce aux mythes et aux histoires qu’un leader parvient à mener une communauté. Sans cette histoire, cette vision et ces valeurs rassembleuses, le sentiment de communauté et d’appartenance s’effrite lorsque tout le monde reste chez soi. Le télétravail doit donc rester limité dans la durée. »
Olivier Lambert : « Télétravailler s’apprend. Ce n’est ni inné ni évident ! Durant le premier confinement, nous avons contacté 500 acteurs de notre écosystème pour connaître leurs besoins : clients, responsables RH, chefs d’entreprise, partenaires sociaux, représentants sectoriels, formateurs, etc. Trois besoins essentiels ont émergé. Un : l’utilisation des outils numériques tels que Teams ou Zoom, qui n’est pas évidente pour tout le monde. Deux : pouvoir manager le travail à distance, dont les pratiques divergent fortement du présentiel. Trois : assurer le bien-être des collaborateurs dans des contextes où l’on travaille chez soi avec des enfants, où l’on a perdu le contact avec ses collègues, où l’on doit revoir ses horaires ou sa manière de travailler. Lors du deuxième confinement en cours, on constate que des difficultés d’utilisation des outils numériques persistent. La fracture numérique ne concerne pas que la population défavorisée qui n’a pas accès aux outils digitaux ; elle touche aussi, au sein des entreprises, ceux qui ne jonglent pas avec ceux outils. »
Cathy Geerts : « En tant qu’employeur, nous avons beaucoup travaillé ces dernières années sur ce que nous désignons comme les trois ‘compétences futures’ : « Agility » ou s’attendre à l’inattendu, ce qui implique de continuer à apprendre et de chercher de nouvelles expériences ; « Connecting » ou s’appuyer sur des réseaux ; « Think and act outside in » ou : écouter nos clients. Cette crise a mis en lumière à quel point tout cela est difficile mentalement, mais aussi à quel point il est nécessaire de disposer de compétences digitales. Elle a également montré l’importance des données. Chez nous, nous avions chaque jour une ou deux réunions pour vérifier si la continuité du service était assurée, qui était présent et dans quel pays, quel était le statut de la législation santé, etc. Nous suivons l’évolution des chiffres des absences chaque mois. S’il y a trop d’absents dans un département, comment peut-on le gérer efficacement ? C’est devenu une question stratégique. »
Jean-Paul Lacomble : « Il est vrai qu’il y a aussi des conséquences collatérales sur le droit du travail, entre autres en matière de bien-être. Jusqu’à présent, on ne pouvait pas obliger un collaborateur à télétravailler sans son consentement. Dès lors, une série de questions se posent : pourra-t-on continuer à imposer le télétravail ? Le télétravailleur peut-il choisir le moment auquel il effectue ses tâches ? Comment redéfinir la notion de durée du travail ? Etc. »
Ann Cattelain : « En matière de digitalisation, nous devons rester positifs par rapport aux capacités de chacun. Depuis 2017, avec les travailleurs intérimaires, nous travaillons avec des contrats de travail électroniques, qui incluent une boîte aux lettres et une signature électroniques. Alors que ces intérimaires émanent de tous les pays et qu’ils sont rarement universitaires, très peu s’avèrent incapables de fonctionner de la sorte. Nous commençons également à collaborer ainsi avec les travailleurs en titres-services, pour lesquels nous organisons beaucoup de formations à distance vu que le présentiel est impossible. Une fois encore, le digital ne pose pas problème. »
Quelles solutions proposez-vous pour améliorer le bien-être des travailleurs ?
Jean-Paul Lacomble : « Globalement, on consacre déjà beaucoup de temps et d’énergie au bien-être des travailleurs. Toutefois, dans le cadre de la crise actuelle, on n’en déploie pas toujours autant à rassurer les collaborateurs qui, comme les ouvriers, en raison de la nature de leur fonction, sont obligés de travailler en présentiel avec un risque sanitaire accru. Souvent, cela crée un sentiment de discrimination et d’arbitraire, à l’origine d’ailleurs d’arrêts de travail récents dans certaines entreprises, voire de plaintes pour harcèlement en raison de l’obligation de travailler en présentiel. »
Romina Longo : « Face à la dépression et au sentiment d’isolement des collaborateurs, il s’agit d’en identifier les causes. Il y a bien entendu les difficultés liées au télétravail mais aussi, en raison de la crise économique actuelle, le nombre de chômeurs a fortement augmenté, tandis que le nombre de postes vacants a fortement diminué. En conséquence, nous sommes soudainement confrontés à une offre excédentaire des employés hautement qualifiés. Rester connecté avec des gens et attacher de l’importance au bien-être de soi-même restent indispensables en ces jours difficiles. »
Christine Thioux : « Le premier confinement a été relativement bien vécu car il y avait une émulation et une solidarité inédites. Tout le monde avait l’énergie suffisante pour gérer les équipes à distance en maintenant du lien. Le second confinement change complètement la donne en raison de son incertitude dans la durée. Ne pas savoir quand on pourra reprendre les projets en cours est très anxiogène. Nombre de managers demandent de l’aide car ils déclarent ne plus savoir comment motiver leur équipe, non par manque de moyens, mais parce qu’eux-mêmes n’en peuvent plus. »
Cathy Geerts : « En temps normal, dans le cadre d’un programme d’équilibre au travail, nous organisons déjà plusieurs enquêtes par an auprès de nos collaborateurs. L’une des tâches clés d’un gestionnaire des ressources humaines est aussi d’organiser des entretiens réguliers avec eux. À présent, la crise nous impose diverses initiatives supplémentaires. Pour notre part, nous avons très vite réalisé une enquête pour savoir comment allaient nos collaborateurs et pris des mesures immédiates pour améliorer leur situation. Autres résolutions prises : installation d’une ligne d’écoute anonyme avec des psychologues, accessible à tout moment ; organisation de petits moments informels en équipe à distance, tels que des apéros virtuels… Certains de nos départements ont même expédié des colis spéciaux à leurs employés afin que tous puissent partager les mêmes boissons à ces apéros ! »
Olivier Lambert : « Le bien-être est l’un des enjeux fondamentaux de la GRH. Un changement important s’opère en ce moment : on se préoccupe bien plus de santé mentale au travail. Comme le souligne l’auteur Harari, auquel nous avons déjà fait référence, nous vivons dans une société où le rythme des changements dépasse la capacité des êtres humains à s’y adapter. Ici, au-delà de la responsabilité individuelle de chacun, les entreprises ont aussi un rôle à remplir. Il peut s’opérer via les instances de concertation des entreprises telles que les comités pour la prévention et la protection au travail, mais aussi via les nombreuses formations proposées. Le manager est le premier responsable de la santé mentale et du bien-être de ses collaborateurs. »
Jean-Paul Lacomble : « À titre préventif, les entreprises ont en effet l’obligation d’établir un plan annuel comprenant un volet psychosocial qui englobe le bien-être au travail tout comme la protection des travailleurs. Ces aspects sont en discussion au sein des comités pour la prévention et la protection au travail. »
Christine Thioux : « Le stress traumatique post-coronavirus devient prégnant. Des gens qui ont été confrontés à la Covid-19, en raison par exemple d’une hospitalisation ou de la perte d’un proche, peuvent être fort marqués. Il faut également gérer cela en entreprise. En psychologie, on dispose de divers outils pour contrebalancer l’anxiété. Exemples : miser sur l’hyper court terme en partageant toutes les bonnes petites nouvelles qui, une fois alignées, donnent de l’énergie ; bouger en s’obligeant à marcher une demi-heure par jour ; libérer la parole en osant dire quand cela ne va pas, notamment pour créer une solidarité entre le manager et son équipe. Tout cela déstresse, allège l’angoisse. »
Romina Longo : « Depuis septembre, on assite à la restructuration de bon nombre de sociétés et à une seconde vague de licenciements. Actuellement, je reçois chaque semaine minimum une trentaine de CV de personnes en recherche du travail ; ces managers ont pourtant une expertise gigantesque. Pour s’en sortir, ils devront encore renforcer leurs compétences – upskilling – voire se reconvertir – reskilling. »
Ann Cattelain : « Le bien-être en entreprise posait déjà question avant la crise. C’est encore plus le cas aujourd’hui. Malheureusement, il y a encore énormément d’entreprises dans lesquelles on n’aborde le bien-être que sur le plan technique sans en comprendre vraiment la philosophie. Des solutions doivent être trouvées à cet égard. C’est la raison pour laquelle, au sein de notre fédération, nous disposons, depuis des années déjà, d’une plateforme consacrée au bien-être au travail. En collaboration avec plusieurs partenaires, nous accompagnons les entreprises à titre préventif pour éviter entre autres le burnout de leurs collaborateurs et aidons ceux qui en sont atteints à revenir sur le marché du travail. Nous disposons aussi d’une académie bien-être. Quand on sait que, de manière générale, les maladies de longue durée concernent quelque 440 000 personnes en Belgique, il est essentiel de travailler sur la prévention et la remise au travail, sans pour autant intervenir dans les aspects strictement médicaux. »
Jean-Paul Lacomble : « Pour l’heure, il est logique, du point de vue sanitaire, de demander aux gens de rester chez eux et de limiter leur bulle. Mais, par la suite, il s’agira dès que possible de faire éclater ces bulles, synonymes aussi de confinement mental, sans quoi on risque de rentrer dans une société de la méfiance et de la peur de ses voisins, de ses concurrents, etc. Si un tel repli sur soi se généralisait au point de devenir un modèle de société, cela conduira inévitablement à des guerres civiles ou extérieures. Il faut donc, à l’inverse, instaurer une société de la confiance, notamment en termes de ressources humaines et de relations de travail. »
Christine Thioux : « Cette notion de solidarité est essentielle. Essayons de ne pas subir ce qui nous arrive ! Le grand exercice que la sagesse stoïcienne nous apprend est de faire le tri entre les éléments sur lesquels on peut agir ou non. Rien ne sert de ruminer sur le coronavirus… Il est bien là ! En revanche, voyons comment rester positifs et se réinventer. C’est quasiment une obligation éthique du dirigeant d’entreprise de ne pas désespérer, de ne pas être pessimiste, même si on est parfois tenté de l’être. »
Quelle place occupe actuellement la formation continue ?
Jean-Paul Lacomble : « Il est étonnant de constater qu’un certain nombre de métiers de première ligne, qui ont tenu à bout de bras la société tout entière, sont aussi des métiers en pénurie. Ils l’étaient déjà avant la crise. L’enjeu extraordinaire pour notre société est de réussir à canaliser un certain nombre d’énergies professionnelles vers ces métiers fondamentaux. »
Olivier Lambert : « L’un des problèmes majeurs est en effet le fossé énorme qui persiste entre les besoins de compétences dans des secteurs en pénurie et des pans entiers de l’économie comme l’Horeca et l’événementiel où il y a un énorme chômage temporaire. L’image est peut-être caricaturale mais, malheureusement, nous n’allons pas transformer un garçon de café en Data Scientist en quelques formations. »
Romina Longo : « Avec la crise actuelle, un nouveau style de management a émergé. Le micro management est remplacé par un leadership basé sur la confiance, une communication et des accords clairs, et où l’employé assume lui-même ses responsabilités. Les managers ont besoin de se réinventer, de se réorienter, de renforcer leurs compétences. Cela nécessite des formations bien plus efficaces pour leur donner les clés, à la fois sur le plan mental et sur le plan pratique, notamment en vue de gérer des équipes à distance en leur faisant confiance et en leur laissant de l’autonomie. »
Olivier Lambert : « En tant que responsable d’un organisme d’apprentissage, je peux vous assurer que les outils existent pour répondre à la demande de formation. Je me réjouis aussi de constater qu’à différents niveaux, les gouvernements ont mis la formation et le développement des compétences au cœur de leurs accords. En outre, soulignons qu’il existe un droit à la formation, qui se traduit entre autres dans les conventions collectives de travail. Au sein de la commission paritaire auxiliaire pour employés, par exemple, on prévoit un droit à cinq jours de formation sur une période de deux ans. »
Ann Cattelain : « En Belgique, les gens ne réalisent pas toujours la nécessité de la formation pour rester aptes sur le marché du travail de demain. Il faut donc les y amener. C’est à cette fin qu’il faudrait développer, comme Agoria l’a fait, un test digital simple, limité à quelques questions, qui débouche sur un diagnostic : la personne a-t-elle vraiment les compétences nécessaires pour demain ou non ? Le cas échéant, ne doit-elle pas envisager l’une ou l’autre formation ? Dans la foulée, il faut évidemment une offre de formation suffisante. Des organismes comme le VDAB, le Forem et Actiris disposent de budgets conséquents à cette fin mais il serait judicieux d’en réorienter une part vers un compte-formation. La création de celui-ci impliquerait la responsabilité commune du travailleur, de son employeur, de l’État et des fonds sectoriels. Ce serait toutefois le travailleur lui-même qui choisirait les formations qu’il désire suivre, plutôt que de se les voir imposées par son employeur. »
Romina Longo : « Il s’agit de travailler à la fois sur deux aspects : les hard skills, que sont des compétences pratiques, comme les nouvelles connaissances nécessaires pour maîtriser la digitalisation ; les soft skills, de plus en plus importantes, que sont par exemple la créativité, la flexibilité, l’autonomie et l’adaptabilité. Je n’ai jamais vu autant de plateformes en ligne pour acquérir de nouvelles langues ou expertises. La crise nous a fait prendre conscience que ‘l’apprentissage tout au long de la vie’ est une condition sine qua non. Aujourd’hui, nous devons nous réinventer et devenir plus agiles. »
Olivier Lambert : « Il faut développer une culture de la formation continue. C’est toutefois compliqué dans un contexte de confinement. L’ADN de notre organisme de formation, c’est le présentiel car l’apprentissage est un phénomène éminemment social. Dès lors, nous avons dû transformer toute notre offre de formation présentielle en offre digitale. »
Christine Thioux : « Aujourd’hui, les études, universitaires ou non, deviennent relativement vite obsolètes en raison de l’évolution rapide des connaissances ou d’outils comme l’intelligence artificielle. Un diplôme ne donne plus accès à une carrière durant 30 ou 40 ans. Il faut donc sensibiliser les gens à anticiper la nécessité de se former de façon continue. Du côté des entreprises, de plus en plus d’initiatives vont dans ce sens. Exemple : les ‘comités métiers’, dans lesquels on réfléchit à la manière dont les professions évolueront au cours des cinq prochaines années et à la façon de former les gens pour s’adapter. Mais cela ne suffit pas : les travailleurs eux-mêmes doivent aussi faire cet effort d’anticipation. »