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Transition énergétique

Transition énergétique et climatique :  l’industrie technologique wallonne à un moment charnière de son histoire

Interview avec Bruno Vandezande, Senior Expert Energy & Climate, Agoria

En quoi sommes-nous aujourd’hui à un moment charnière de la transition climatique et énergétique de l’industrie en Wallonie ?

Parce qu’en ce mois de juin 2024, nous clôturons en Wallonie un cycle de 20 années de programmation d’investissements dans la transition énergétique de l’industrie, qu’on a appelé les « Accords de Branche Énergie », pour passer à une démarche renouvelée, baptisée « Conventions carbone ».

Depuis 20 ans, avec les accords de branche, les entreprises wallonnes, en ce compris les entreprises technologiques bien entendu, ont travaillé d’arrache-pied à la transition énergétique et climatique. C’est donc le bon moment pour faire le point, pour regarder dans le rétroviseur, mais aussi pour se donner des perspectives pour le futur.

Les « Accords de Branche Énergie », qu’est-ce que c’est concrètement ?

Ces accords de branche énergie existent depuis 2004. Il y a d’abord eu une première génération qui nous a amenés jusqu’en 2013 et nous clôturons actuellement la 2ème  génération d’accords de branche (2013 à 2024). Dans le terme « accord de branche énergie », le mot « branche » doit s’entendre dans le sens de « secteur » : chaque secteur industriel a son accord énergie. C’est une démarche volontaire puisqu’il n’y a pas d’obligation réglementaire d’intégrer un accord de branche. Mais l’entreprise qui fait ce choix s’engage très fermement et très concrètement à atteindre des objectifs chiffrés d’amélioration de son efficacité énergétique.

Concrètement, cela veut dire que toutes les entreprises impliquées dans les accords de branche de 2ème génération – qui se termine en ce mois de juin – ont travaillé ensemble durant 10 ans à l’amélioration de tout ce qui touche à l’énergie et aux émissions de CO2 liés à cette énergie.

Y a-t-il un incitant à rentrer dans un accord de branche ?

Oui, les entreprises bénéficient d’une ristourne sur leur taxation verte. N’importe quel consommateur en Wallonie, qu’il soit industriel ou résidentiel, paie sur chaque unité d’énergie qu’il consomme, une quote-part de soutien au déploiement de l’énergie renouvelable sur le sol wallon. Quand on est dans une entreprise en accord de branche, on profite d’une exonération sur cette taxe. C’est un « donnant-donnant », l’entreprise s’engage à surinvestir dans la transition énergétique et en contrepartie elle bénéficie d’une diminution de son prix de l’électricité. Ce deal, qui est à la base des accords de branche depuis 2004, en a fait son succès. Plus de 200 sites industriels en Wallonie ont participé aux accords de branche, cela représente plus de 90 % de la consommation totale de l’industrie wallonne, ce qui est tout à fait significatif !

Quel bilan tirer de la deuxième génération des Accords de Branche pour l’industrie technologique en Wallonie ?

Les 35 entreprises qui font partie de l’accord de branche de l’industrie technologique, et dont Agoria est le représentant, ont amélioré leur efficacité énergétique de 25 % (comparativement à 2005). Cela veut dire que ces entreprises technologiques sont 25 % moins gourmandes en énergie pour produire la même chose, elles sont 25% plus efficace dans leur consommation d’énergie. Mais elles sont également 25 % moins polluantes en termes d’émissions de CO2.

Ce résultat de l’industrie technologique wallonne peut-il être considéré comme suffisant ?

C’est l’histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein…

Si je vois le verre à moitié plein, je me dis que oui, ces résultats sont déjà très bons, surtout s’ils s’ancrent dans la durée et se pérennisent année après année, ce qui est clairement le cas.

Mais si je vois le verre à moitié vide, je me dis que ça n’est pas suffisant. Pourquoi cela n’est-il pas suffisant ? Tout d’abord, parce que l’objectif à l’horizon 2030 fixé par l’UE est de moins 55 % d’émissions de CO2 tout compris (industrie, transports, bâtiments, agriculture, etc.), ce qui est gigantesque. Nous devrons donc, en 2030, émettre collectivement deux fois moins de CO2 qu’on ne le faisait en 2005. Ces 25 % d’énergie en moins par pièce produite de l’industrie technologique, c’est un pas dans la bonne direction, mais on est encore loin de l’objectif de 2030. Et j’ajoute que l’objectif final, fixé lui pour 2050 par l’UE, est la neutralité carbone… en d’autres termes, plus de CO2 du tout émis dans l’atmosphère d’ici 25 ans !

Le défi est d’autant plus colossal que les pistes les plus faciles à implémenter sont derrière nous : plus on avance et plus c’est difficile. Si durant les 10 prochaines années nous fournissions le même effort, que ce soit en termes humains ou financiers, que l’effort fourni ces 10 dernières années, nous obtiendrons un résultat bien inférieur. Pourquoi ? Tout simplement parce que plus on avance, plus les pistes d’amélioration restantes sont chères et plus elles sont complexes à mettre en œuvre. Dans un futur proche, nous devrons de plus en plus nous diriger vers des technologies dites de rupture et l’innovation technologique va jouer dans cette histoire un rôle majeur.

Quand on considère tout ça, on comprend l’absolue nécessité de changer de braquet, d’où une démarche renouvelée baptisée « Convention Carbone », appelée à succéder aux accords de branche énergie.

Quote : « Si on continue dans les années à venir comme on a fait par le passé, même si ce qu’on a fait par le passé était de grande qualité, on n’y arrivera pas.”

En quoi va consister ce « changement de braquet » attendu de l’industrie dans la lutte contre le changement climatique ?

D’abord, même si c’est symbolique, il est déjà dans la dénomination même de la démarche : d’une démarche dite « Accords de Branche Énergie », nous passons à une démarche « Convention Carbone ». Dans la première on entend le mot « énergie », dans la seconde, on entend le mot « carbone » et c’est loin d’être anodin. Dans les conventions carbone, le point d’attention principal, c’est le CO2 (le carbone), autrement dit, la décarbonisation de l’industrie.

Ce point, sur lequel Agoria insiste depuis longtemps, est vraiment nouveau dans la démarche. Aujourd’hui, chaque nouvelle entreprise qui rentre dans une convention carbone va commencer par faire ce qu’on appelle une Roadmap de décarbonisation. En d’autres mots, si je dois, en tant qu’entreprise, être neutre en carbone d’ici 2050, qu’est-ce que ça implique concrètement pour mon site et quel est le chemin vers cette décarbonisation ? Quels vont être les points de passage obligatoires ? Et quand vais-je tenter de passer ces points ?

On touche ici une notion essentielle qui est celle de la question de la vision stratégique à long terme. Dans les accords de branche, chaque site regardait ce qu’il pouvait faire, mais sans se mettre pour cela dans la perspective de la neutralité carbone en 2050.

Comment les secteurs et leurs entreprises vont-ils aborder concrètement ces roadmaps de décarbonation ?

Avec l’accord de branche énergie, tout le monde était centré sur l’efficacité énergétique : le point d’attention était le même pour tout le monde. Avec les conventions carbone, il y aura trois axes de travail possibles : l’efficacité énergétique bien sûr, mais aussi l’intensité carbone et enfin l’énergie renouvelable. Chaque entreprise, en fonction de sa roadmap et de ses spécificités propres, va pouvoir choisir sur quel levier travailler en priorité. Ça va permettre d’adapter beaucoup mieux la démarche à la réalité concrète de l’entreprise dans une perspective non plus simplement énergétique, mais vraiment de décarbonisation.

Travailler sur l’intensité carbone des processus industriels, en quoi cela consiste-t-il, pouvez-vous donner des exemples ?

Quand on travaille sur l’intensité carbone, ce qu’on essaie d’atteindre, c’est qu’il y ait moins d’émissions de CO2 émises dans l’atmosphère pour chaque unité d’énergie consommée. Par exemple, le contenu carbone d’un mégawattheure de mazout est plus important que celui d’un mégawattheure de gaz. Beaucoup d’entreprises membres d’Agoria ont déjà remplacé leurs anciennes chaudières au mazout par des chaudières à gaz. Ce faisant, ils n’ont pas consommé moins d’énergie mais ils ont émis moins de CO2 dans l’atmosphère. Autrement dit, ils ont baissé leur intensité carbone. Et si vous allez plus loin et que vous passez à une chaudière aux pellets – chaudière dite biomasse – les émissions de CO2 qui en découlent seront drastiquement diminuées, et ce toujours pour la même quantité d’énergie consommée.

En résumé, on passe d’un combustible à un autre qui a un contenu carbone moins élevé. On ne cherche pas à travailler sur l’amélioration de l’efficacité énergétique, mais sur l’intensité carbone, sur la quantité de carbone qui va être émise dans l’atmosphère pour la même quantité d’énergie utilisée.

Quelle place les énergies renouvelables vont-elles occuper dans le monde industriel ?

Dans une convention carbone, les sites auront le choix entre travailler comme elles l’ont fait par le passé sur l’efficacité énergétique – pour de nombreux sites cela reste le levier le plus pertinent – ou se focaliser sur l’intensité carbone. Pour d’autres, le levier principal sera l’énergie renouvelable.

Prenons l’exemple des data centers (centres de données) qui ont signé les accords de branche et qui passent maintenant aux conventions carbone. Du point de vue de l’efficacité énergétique, les data centers sont des sites relativement neufs déjà fortement optimisés en termes d’efficacité énergétique. Leur marge d’amélioration est faible par rapport à un site industriel en activité depuis 100 ans ! Pour ce secteur, le levier le plus efficace sera l’utilisation d’énergies renouvelables. C’est ce que font depuis des années maintenant les data centers du secteur : investir massivement dans des panneaux photovoltaïques, dans des éoliennes, bref dans des unités de production d’électricité renouvelable sur site.

Dans l’industrie technologique, quelles vont être les solutions préférentielles pour atteindre la neutralité carbone ?

Pour nos entreprises du secteur de l’industrie technologique, la solution passera globalement par de l’électrification des processus industriels. Mais bien sûr il faut vérifier comment cette électricité a été produite. Si, par exemple, on transforme un four industriel à gaz par un four à induction électrique, certes le site industriel en lui-même n’émettra plus de CO2 à la sortie de ses cheminées. Mais si l’électricité que ce site va utiliser pour son four à induction est produite à partir d’une centrale au charbon ou au gaz, le problème n’est pas réglé. Nous devons donc, en parallèle de l’électrification des processus, nous assurer d’une fourniture suffisante d’électricité bas-carbone, soit nucléaire, soit verte via la production d’électricité renouvelable.

Cette production renouvelable peut s’opérer sur site bien entendu – on parlera alors d’autoproduction -, mais peut également advenir au sein d’une communauté d’énergie renouvelable. Cette approche d’échange d’énergie au sein d’une même communauté est une démarche à laquelle nous croyons chez Agoria. Le principe de base est le suivant : on n’envisage plus la production et consommation d’électricité renouvelable uniquement entre ses quatre murs, mais on adopte une vision collective, plus intelligente, avec les autres sites environnants. Imaginons un bâtiment logistique qui n’utilise pas beaucoup d’électricité mais qui dispose d’une large toiture. Cette toiture pourra être utilisée pour déployer un grand nombre de panneaux photovoltaïques.  Si une industrie manufacturière consommatrice d’électricité à proximité est engagée dans une communauté d’énergie avec ce bâtiment logistique, elle pourra utiliser l’électricité produite par ses panneaux solaires. C’est là typiquement une démarche de communauté d’énergie.

En quoi, dans ce contexte, le débat sur le futur du nucléaire en Belgique est-il clé ?

C’est un débat essentiel ! La conviction d’Agoria est que si nous devons électrifier notre industrie intégralement, le renouvelable ne suffira pas. En effet, il n’y a pas que l’industrie qui est engagée dans la voie de l’électrification, il y a aussi les voitures électriques, les pompes à chaleur pour chauffer les maisons… On parle aussi énormément de l’hydrogène, mais on ne trouve pas d’hydrogène à l’état naturel (dans la nature), on doit le produire. Et si on veut que cet hydrogène soit bas carbone, on doit le produire par un procédé appelé électrolyse. Donc pour produire un mégawattheure d’hydrogène bas-carbone, il faut aussi de l’électricité bas-carbone.

On voit bien que dans la transition énergétique et climatique, nous aurons besoin d’électricité, de beaucoup d’électricité. Or si cette électricité n’est pas neutre en carbone mais, au contraire, produite par une centrale au charbon ou au gaz, en quoi aurons-nous résolu le problème ?

La conviction d’Agoria est que dans ce débat « électricité renouvelable versus électricité nucléaire » ce n’est pas “soit l’un, soit l’autre”, mais bien “l’un ET l’autre”. Ce sont des technologies de nature très différentes certes, mais elles ont en commun d’être neutres en carbone. Nous devons absolument investir dans les deux car elles sont en réalité complémentaires.

Quelles sont les attentes de l’industrie wallonne vis-à-vis de la puissance publique dans le cadre de cette transition ?

En pratique, dans les conventions carbone, bien plus que dans les accords de branche, le rôle des autorités publiques va être important. Par exemple, quand on parle de technologies telles que la capture et la séquestration du CO2 ou l’hydrogène, on a besoin d’infrastructures collectives pour pouvoir transporter ce CO2 ou cet hydrogène. De manière générale, plus nous irons vers des technologies de rupture, plus il y aura des doutes sur la faisabilité technologique et/ou sur la rentabilité économique, et plus il faudra un partage des risques entre partenaires privés et publics.

Ceci étant dit, de l’argent disponible au niveau européen il y en a ! Il y en a même beaucoup car la transition verte est clairement une des grandes priorités de la Commission européenne. Mais la Wallonie doit absolument s’organiser et aller chercher l’argent là où il se trouve pour financer des projets chez nous.

Quote : « Nous devons absolument faire mieux demain qu’aujourd’hui et aller chercher les fonds disponibles dans les fonds d’innovation, les fonds européens, etc. »

C’est la raison pour laquelle « Wallonie Entreprendre », le bras armé financier du Gouvernement wallon, est justement en train de mettre en place toute une série de programmes d’aide à l’investissement pour accompagner les industries dans ces investissements, qui sont souvent extrêmement lourds.

Quel message aimeriez-vous faire passer en guise de conclusion ?

Notre message chez Agoria tient en deux mots : enthousiasme et persévérance !

Parce que ce challenge énorme est aussi passionnant. Cela fait 15 ans maintenant que j’accompagne les entreprises et je constate que les personnes en charge de ces programmes de transition énergétique et climatique sont des passionnés. Parce qu’il y a du sens derrière toutes ces actions, un sens collectif et sociétal. Et, au-delà même de la question du sens, il y a aussi la question de l’innovation technologique. Donc c’est passionnant et enthousiasmant.

Le deuxième message, c’est la persévérance. On doit tenir jusqu’en 2050 ! Cela va être le travail de deux générations. Chez Agoria, nous avons des entreprises qui, depuis 2004, ont déjà réalisé deux générations d’accords de branche et elles viennent de signer pour une convention carbone. Donc il faut vraiment avoir une vision long terme… ne pas avoir l’esprit du sprinter mais bien celui du marathonien.

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